Le Courrier Picard du 19 avril 1994

Amiens : l’étrange mort du Iycéen de Louis-Thuillier

Le suicide d 'un Iycéen de Louis Thuillier au mois de février, à Amiens, laisse un goût amer d 'incompréhension, Sa famille qui refuse l’hypothèse d'un geste désespéré, pense que l'adolescent a été victime d'un jeu de rôle qui aurai mal tourné.
Officiellement, Christophe Maltèse, 17 ans, s'est suicidé. Cet élève de la section arts graphiques du Lycée Louis Thuillier d'Amiens s'est tué le 14 février en fin de matinée avec l'arme de son père. Dans sa chambre d'internat, le jeune homme s'est tiré une décharge de pistolet à grenaille à bout touchant au niveau de la tempe.
Une version des faits qui est loin de satisfaire Vincent, le père de la victime. « Mon fils n'est pas mort comme on veut bien le dire » assure celui qui n'entend pas que l'affaire soit aussi facilement enterrée.
« Christophe a été victime du personnage qu'il incarnait dans un jeu de rôle dont les acteurs, comme lui, étaient des élèves de sa classe ».
L'hypothèse n'est pas lâchée à la légère. Vincent Maltèse dispose d'un book volumineux de dessins, d'esquisses et croquis réalisés par son fils. Autant de documents sur lesquels il s'appuie pour forger sa conviction.
« Fragile, comme tous les adolescents, Christophe a été entraîné dans un jeu qui n'était pas le sien. Et dans un scénario dont il n'était pas maître ».

Un certain Marvin
A en croire son père, dans le cas de Christophe, la réalité a bien vite dépassé la fiction. Dans le jeu de rôle traditionnel, les personnages évoluent sur un plateau au gré d'un maître du jeu qui est le « gardien des clés » ou encore le « maître du donjon».
Lui seul détient la règle, où plutôt le scénario, qui peut à tout instant évoluer. « Somme toute, laisse entendre Vincent Maltèse, il a droit de vie ou de mort sur ses personnages ».
Il semble bien que Christophe avait quitté la table d'un banal et innocent jeu de société pour incarner le personnage de Marvin Seidmann qu'il s'était créé, à l'image d'un solitaire passionné de sciences occultes, de violon et de livres. Un personnage aussi vrai que nature dans un jeu de rôle baptisé « Occulte » où le plus fort gagne.
« Sois impitoyable avec tes ennemis et élimine tous les curieux » Cette phrase est signée Ops, « le sorcier – en préface - un petit carnet de notes appartenant au malheureux Christophe que son père a récupéré.
Carnet sur lequel il consigne soigneusement chaque jour l'évolution du jeu dans lequel on retrouve ses plus proches copains de la section F12 d'arts graphiques. Tous ont au moins un point commun: un dédoublement de la personnalité.
En classe, Christophe est cet élève apprécié et bien noté, passionné par ce qu'il fait. Dès qu'il quitte la salle de cours c'est pour laisser carte blanche à Marvin Seidmann. C'est tout au moins l'opinion d'un père désespéré qui tente tant bien que mal d'expliquer la mort de son fils.

Caricatures
«Il faut s'imaginer que mon fils jouait à un jeu grandeur nature, très structuré ». Pour les besoins d'Occulte, des plans d'Amiens et du Iycée Thuillier remplacent la table de jeu. Tous les lieux où l'action se déroulera sont dessinés jusque dans leur moindre détail comme ceux qui vont y participer. Christophe y va de son autoportrait au noir au blanc « et va jusqu'à caricaturer ceux qui y participent » dit Vincent, qui a retrouvé des ébauches dans les cartons de son fils.
Dans ce jeu, le territoire de Christophe, c'est la cathédrale d'Amiens où il se rend souvent avec des copains pour y croquer des bas reliefs. Tous bénéficient de la gentillesse du gardien qu'ils surnomment affectueusement « la gargouille ».
Jean Macrez s'en souvient à peine : « ils venaient à une dizaine guidés par un jeune en chapeau-melon et lunettes noires. Il semblait être le chef ». D'ailleurs, Jean Macrez a toujours pensé que ces gosses étaient envoyés par l'établissement.
« Aberrant », dit Michel Boitel, le proviseur de cet établissement qui compte 2 300 élèves et qui n'apprécie guère que le Iycée soit à ce point impliqué.
« Je crois savoir que ce jeu de rôle n'a pas eu pour origine le Iycée Louis Thuillier, mais la famille elle-même, puisque le père affirme que finalement il a travaillé avec son fils pour monter ce jeu dit de société ».
« Qu'il y ait relation de cause à effet entre le jeu et le fait que le jeune s'est suicidé, ce n'est pas à moi de le dire. Mais qu'on ne dise pas que c'est l'établissement qui est responsable du fait que ce jeune homme a introduit dans l'établissement une arme qu'il avait dérobé à son père ».
« Trop facile, répond Vincent, qui reste persuadé que s'il s'agit bien d'un accident, Christophe n'était pas seul dans : la chambre d'internat quand il a trouvé la mort. »

Michel MAENFISCH

« Il était bien chez nous »
C'est un jeune tranquille qui aimait ce qu'il faisait et qui était fort angoissé par bien d'autre choses se souvient Michel Boitel, le proviseur du Iycée Louis Thuillier.
Il était heureux chez nous, poursuit-il. Il n'avait qu'une hâte, c'est d'y revenir. Il pouvait ne regagner I'établissement que le lundi matin, et pourtant il était là dès le dimanche soir. C'est bien la preuve qu'il se sentait bien chez nous... et un peu moins bien ailleurs.
Michel Boitel s'étonne aujourd'hui « de la volonté de la famille de trouver d'autres explications que celle qu'elle connaît très bien » dit-il, sans vouloir en ajouter plus.
Quant au jeu de rôle, le proviseur indique qu'au moment des faits, il n'était pas au courant.
«C'est Christophe qui avait inventé ce jeu avec l'aide sa famille. Si les parents affirment que d'autres élèves y étaient mêlés, ils n'ont qu'à le dire à la police et les élèves concernés seront entendus»
Michel Boitel n'est cependant pas sans regretter «I'actuel acharnement
téléphonique dont la famille de Christophe fait preuve auprès de certains élèves. « lls en sont, assure-t-il, particulièrement perturbés ».
Toujours est-il que l'expérience dramatique incite le proviseur à être particulièrement vigilant. « On serait tenté d'interdire les jeux de rôle, mais le mieux est peut-être de savoir de quoi il s'agit. Si c’est considéré comme un jeu de société, si cela doit faire partie d'une activité périscolaire, I'essentiel c'est qu'elle soit encadrée par un adulte »

M.M.